Les jours avaient passé. Suite à sa rencontre avec Taogan, Féline et Zaltana étaient restées quelques jours encore sur les Anciennes Terres Indiennes, dans l'espoir que cette dernière puisse retrouver Arthael... Mais ça n'avait rien donné. Aucun signe de vie, aucune piste à suivre. Alors elles avaient fini par abandonner ce projet, et elles avaient suivi les envies de Féline : se rapprocher de la Ville et des Marécages dans l'espoir de revoir l'étalon grullo. Les premiers temps, ça n'avait rien donné. Peut-être avait-il oublié ? Peut-être que son cavalier avait besoin de ses services ? Qui sait. Mais le coeur lourd, Féline regardait les jours défiler en perdant peu à peu espoir. Après tout, ils ne se connaissaient qu'à peine, ça n'avait sans doute pas tant d'importance à ses yeux. Tout en pensant une fois de plus à cela, la Sauvage souffla bruyamment l'air de ses naseaux. Elle s'était montrée un peu naïve, non ? Après tout, il devait voir souvent d'autres chevaux, en Ville ; la petite Sauvageonne du coin n'était rien, à côté.

Elle avait quitté Zaltana à l'aube, une fois de plus, pour venir errer plus près de la Ville. Elles s'étaient interdit de séjourner trop près et changeaient régulièrement d'endroit pour passer inaperçu, alors la Rouquine venait simplement régulièrement voir si Toagan l'avait enfin rejointe... à vrai dire, jour après jour. À l'orée de la Forêt Sombre, comme il avait été convenu... Mais rien. Une fois encore, elle tenta de se convaincre que ça y est, ce serait le dernier jour où elle perdrait du temps à l'attendre. Mais le lendemain, elle revenait tout de même, inlassablement. Elle se sentait idiote.

À vrai dire, elle avait plutôt abandonné l'espoir de le revoir. Elle revenait par automatisme, et elle broutait un peu dans le coin. Elle n'avait pas vu beaucoup d'humains : la vue dégagée sur la Ville, au loin, lui permettait largement de s'enfuir avant qu'ils ne la repèrent. C'était tout de même dangereux, et ce petit manège allait devoir prendre fin, tôt ou tard. Elle s'apprêtait à faire demi-tour et à s'enfoncer à nouveau sous le couvert rassurant des arbres quand elle aperçut une silhouette se dessiner entre les buissons épineux et les rochers. En plissant les yeux, elle était presque sûr que c'était un cheval sans cavalier. Mais elle n'était pas certaine pour autant que ce soit lui, à pareille distance.

La silhouette s'approchait lentement, très lentement. Trop lentement. Le coeur de Féline lui semblait battre un peu plus vite qu'à l'accoutumée. Était-ce par nervosité ? Après tout, les chevaux de la ville ne sont pas tous amicaux. Ses oreilles hésitaient régulièrement entre la position avant et arrière. Quand enfin l'équidé fut suffisamment proche pour qu'elle en discerne clairement les couleurs, elle se redressa un peu, les oreilles pointées en avant. Était-ce bien lui ?! Elle avait beau humer l'air, la petite brise portait son odeur à lui, et non l'inverse. Mais lui, il sembla la reconnaître. Il hennit et franchit la distance qui les séparait encore au trot ; Féline fit quelques pas elle aussi, sa gorge vibrant d'un léger hennissement qu'elle n'osa pas lancer. Une fois réunis, il y eut un léger silence, chacun ne sachant trop quoi dire, puis Taogan prit enfin la parole, un peu hésitant :

▬ Hé, salut toi. Tu-... Il sembla se reprendre, comme s'il ne voulait pas vraiment dire ce qu'il allait dire. Oh ? Ne lui faisait-il pas confiance ? Même si Féline n'en montra rien, elle sentit son coeur se serrer un peu. Tu vas bien ?

Elle lui sourit ; un sourire simplement poli. À dire vrai, elle avait tant espéré le revoir qu'à présent elle se sentait un peu idiote. Ils ne savaient même pas quoi se dire... Elle aurait volontiers franchit les derniers pas qui les séparaient pour effleurer ses crins en guise de salutation, mais ils n'étaient pas aussi proches, après tout. Au lieu de cela, elle tenta de cacher sa gêne en répondant :

▬ Je vais bien, merci. Mais et toi, alors ? Tu as l'air fatigué, non ? Ton humain a un peu abusé de tes services, dernièrement ?

C'était assez rare qu'elle fasse preuve d'aussi peu de tact et se montre aussi curieuse ouvertement. En réalité, elle tentait un peu de savoir ce qui lui avait pris si longtemps avant de venir au rendez-vous. Même s'il avait paru content en la reconnaissant, entre le fait qu'il ne savait pas vraiment quoi dire et les phrases qu'il corrigeait... Féline commençait à douter qu'il soit si content que ça. Peut-être qu'elle s'était montée la tête toute seule, finalement. En tout cas son enthousiasme était un peu redescendu, et elle tâchait d'avoir l'air davantage mesurée. Elle ne savait pas vraiment à quoi elle s'attendait, mais l'attitude hésitante de l'étalon la laissait un peu sceptique (et même un peu déçue).

Fidèle à lui-même, Taogan sourit doucement avant de répondre :

▬ Non, ne t'inquiète pas, je vais bien. S'il abusait de mes services, je serais parti depuis bien longtemps, on ne m'utilise pas si facilement.

La Rousse émit un petit sourire, plus pour donner le change que parce qu'elle avait envie de sourire ; si ça n'était pas ça, la cause de sa fatigue (et de son absence), qu'était-ce ? Heureusement, le grullo continua :

▬ Dernièrement, on a dû aller dans une grande Ville près de l'eau, au Sud, et le voyage a duré bien quoi, deux semaines ? Un peu plus ? Je ne sais plus trop à vrai dire, je n'ai pas compté, rigola-t-il doucement, avant de détourner le regard, un peu gêné : J'aurais surtout dû me reposer plus longtemps avant de venir ici, mais je ne voulais pas te faire attendre, enfin...

Oh ? Les oreilles de la mustang s'étaient dressées sur sa tête, bien en avant. Vas-y continue ? Zaltana l'aurait sans doute harcelé de questions ; heureusement Féline était à peine plus patiente... Quoi qu'elle crevait d'envie qu'il continue sa phrase et se retenait de lui demander. La pause lui parut interminable, aussi courte soit-elle, avant qu'il ne reprenne la parole :

▬ Je voulais éviter de te faire trop attendre, je suis venu plusieurs fois à nos points de rencontre, mais j'ai dû te louper, parce qu'il m'a semblé voir des traces, mais j'étais toujours un peu décalé, et je doutes que tu aies continué de t'approcher des zones habitées encore bien longtemps pour rien. Il ramena son regard sur elle, et ajouta, un doux sourire aux lèvres : En tout cas, je suis heureux de te revoir. Merci d'avoir eu la patience de m'attendre.

Oh ! Le sourire de la Sauvage était sincère, cette fois-ci. Elle fit de son mieux, pourtant, pour réfréner sa joie : ça ne signifiait sans doute pas grand chose aux yeux du grullo, c'était sans doute juste de la politesse. Elle haussa légèrement les épaules en détournant le regard pour cacher une petite étincelle de gêne et répondit simplement :

▬ Eh bien, je t'avais dit que je viendrai, et je n'aime pas manquer à ma parole.

Plus sincère, tu meurs. Mais ça la mettait toujours un peu mal à l'aise d'avouer ce genre de choses ; les autres chevaux n'y accordaient pas autant de valeur qu'elle et elle en était bien consciente. Elle fouetta l'air de sa queue pour chasser sa gêne. Au lieu de cela, elle préféra changer de sujet et ramener son attention sur l'étalon, toute curieuse. Elle pencha légèrement la tête sur le côté en demandant :

▬ C'était un genre de migration ? Ils migrent, les humains ? C'est leur saison de reproduction, à eux aussi ? Pas mal d'espèces vont au Sud pour se reproduire.

Son innocence avait quelque chose de touchant, je dois bien l'avouer. Elle ignorait tout des coutumes des humains et, si elle s'en référait aux autres espèces animales, elle ne serait pas du tout surprise que les humains migrent pour se reproduire. Si seulement elle savait à quel point elle était naïve, parfois... !

Taogan laissa échapper un petit rire, ce qui rendit Féline plus suspicieuse. Quoi ? Ça n'était pas pour la reproduction, alors ? Qu'est-ce qu'ils pouvaient bien vouloir aller chercher au Sud au printemps ? Pas la chaleur j'espère ! Une jument moins innocente se serait peut-être vexée que l'étalon rigole à ses paroles ; pas elle.

▬ Désolé d'avoir ri, je ne me moquais pas du tout, je ne m'attendais pas à cette question et l'image était plutôt intéressante... mais non, les humains se reproduisent partout, tout au long de l'année. En pratique, ils vivent en général à un endroit spécifique, propre à chacun, et quand ils trouvent un partenaire, ils s'installent avec et se reproduisent quand bon leur semble, sans migrer ou sélectionner de région.

Oh, un peu comme les Condors alors, quoi que ceux-ci aient une période de nidification précise... Pourquoi les humains ne se préoccupent-ils pas de l'hiver ? Le froid doit quand même être sacrément inconfortable pour leur petit... Taogan poursuivit, arrachant la Mustang à ses pensées :

▬ En général, les humains vivent proches les uns des autres dans leurs villes ou maisons, mais plutôt comme des solitaires qui s'allient entre eux, comme dans un troupeau mais chacun dans son coin. Un va par exemple préparer la nourriture, et l'échanger aux autres contre de l'argent, une sorte de troc si tu veux. Et après, cet argent, il pourra échanger contre d'autres choses, ainsi de suite. C'est comme ça qu'ils arrivent à se spécialiser dans une seule chose sans jamais toucher au reste, mais quand même ne manquer de rien, comme de la nourriture, des soins, etc.

C'est quoi ça, de l'argent ? Si les humains échangent de la nourriture contre lui, c'est que ça doit être encore plus précieux que la nourriture... ! Heu... de l'eau ? Mais pourquoi lui donner un autre nom ? Et surtout, pourquoi l'échanger contre autre chose ensuite ? Qu'y a-t-il de plus important que l'eau ? La Rousse fit la moue ; essayant de rassembler les morceaux de sa réflexion ; bien naïve, je dois l'admettre.

▬ Mon humain lui, il a eu de très mauvaises expériences avec les autres hommes, alors il vit seul, dans son coin. En Ville, il travaille pour gagner son argent dans un endroit qui sert à boire et à manger, et une de ses nouvelles missions, c'est d’escorter les convois de marchandises qui viennent du Sud, qui amènent des provisions et autres choses utiles en Ville. Parfois, d'autres hommes s'y attaquent pour les voler, et son rôle, c'est d'éviter que quelqu’un soit blessé et que ces marchandises soient volées. Il sait bien se battre, s'il faut, et c'est pour ça qu'il y participe, un peu comme un cheval de protection si tu veux.

Marchandise ? Et encore une fois cette question d'argent ! Ça doit être vraiment important pour les humains, dis donc ! Par contre, voler et se battre, ça elle comprenait : elle avait vu des coyotes s'emparer de la carcasse que convoitaient des corbeaux, une fois. C'était plutôt impressionnant ! Et puis bon, qui ne convoitait pas les ressources des autres, hein ? Féline ne se rendit compte de l'air gêné de l'étalon que lorsqu'il reprit, après avoir détourné le regard :

▬ Désolé, je t'ai peut-être un peu perdue avec tout ça. Les humains sont très intéressants et j'aime bien en apprendre plus sur eux, si tu veux, je répondrai volontiers à tes questions à ce sujet, mais si ça t'ennuie, n'hésite pas à me stopper. De même si je simplifie trop les choses, ou au contraire, que tu es perdue... Il s'ébroua, chassant visiblement de l'inconfort, et continua avant qu'elle n'ait eut le temps de répondre : J’avoue avoir été très perdu au début, à ne pas les comprendre du tout, surtout vu les circonstances de mes... premiers pas avec eux, dirons-nous. Si je peux te permettre d'en apprendre plus à leur sujet, de manière plus agréable, c'est avec plaisir. Ça peut simplement assouvir ta curiosité, et au mieux, te protéger de ceux qui pourraient te faire du mal, alors vraiment, n'hésite pas !

Féline sourit, sincère. Elle ne se rendit même pas tout à fait compte de ce qu'impliquaient ses mots ; qu'il souhaitait la protéger. Elle, elle continuait à réfléchir aux humains.

▬ Oh non, tu ne m'ennuies absolument pas ! Je suis toujours curieuse, peu importe le sujet, mais j'essaie d'éviter de me montrer trop envahissante, sourit-elle. Par contre, tu utilises quelques fois des termes que je ne comprends pas... C'est quoi ce que tu appelles de l'argent ? Je ne vois pas pourquoi les humains échangeraient de la nourriture contre lui (à moins que ce soit une sorte d'eau ?), et je vois encore moins pourquoi ils l'échangeraient contre autre chose. Il n'y a pas grand chose de plus précieux que l'eau, non ?

Elle marqua une pause, réfléchissant à la question, puis elle ajouta, changeant totalement de sujet :

▬ Oh ! Et... Comment ils font pour élever un petit en plein hiver ? Il doit avoir sacrément froid, tout de même ! Et c'est un peu la pire période pour qu'il apprenne à trouver sa nourriture tout seul. Surtout qu'ils ont l'air quand même très fragiles, ces bipèdes, alors j'ose pas imaginer leur progéniture !

Elle garda un air pensif, réfléchissant à la question. Elle avait rarement vu la progéniture des humains, seulement ce qui ressemblait à de vieux yearling parfois, des adolescents. Alors imaginez un peu la dégaine d'un nouveau-né !