.......Devant l'absence évidente d'Artahel parmi les Nashobas restés dans la Réserve, et n'ayant aucune piste pour le retrouver, Zaltana avait fini par lâcher prise. Elle n'allait pas lui courir après, elle avait une vie à mener. Et puis, Féline voulait rester dans les alentours de la Ville et des Marécages, alors c'est ce qu'elles avaient fait. Après avoir passé quelques jours encore sur les Anciennes Terres Indiennes, dans l'espoir d'apercevoir une silhouette familière, elles avaient repris leur route pour se rapprocher des humains. Ça ne lui plaisait pas, à vrai dire. Elle craignait toujours autant ces fichus bipèdes et, même si elle était capable de leur donner suffisamment de fil à retordre pour les rendre fous, elle préférait éviter d'avoir à croiser leur route. Alors elles avaient trouvé refuge dans les deux forêts avoisinantes. Parfois elles séjournaient dans la Forêt Sombre, parfois dans la Forêt Verdoyante. Elles restaient rarement au même endroit trop longtemps, de peur qu'on ne les repère. Et puisque Féline voulait demeurer quelques temps encore dans le coin, Zaltana avait fini par trouver de quoi s'occuper.

.......Selon les dernières rumeurs, la Harde de Ferliya s'était dissoute. Ça ne la surprenait même pas, à vrai dire. Qui voudrait suivre une jument tyrannique telle que la Dame Noire aveuglément ? C'était inéluctable. À vrai dire, la Rouquine était surprise qu'elle ait pu régner aussi longtemps avec le simple joug de son courroux. Mais la curiosité l'avait emportée : y'avait-il eu un élément déclencheur à leur dissolution ? Elle avait bien entendu parler de la mise bas difficile de la Dame Noire, mais cela pouvait-il suffire ? Peut-être que quelque chose, sur les Terres du Lac, méritait le coup d'oeil. Si quelque chose était à l'origine de leur dispersion (autre que leur prise de conscience, s'entend), peut-être valait-il mieux être au courant. Après tout, si une menace planait, elle pourrait très bien les atteindre, elle et Féline. Elle ne savait pas très bien ce qu'elle cherchait, mais Zaltana avait besoin de réponses. Et puis, elle avait un peu de temps à tuer. Peut-être que le Lac s'était asséché ? Peut-être que les Prairies avaient brûlées ? Peut-être qu'un monstre faisait asseoir sa dominance sur ces contrées ? Qui sait ! En tout cas, elle était bien motivée à le découvrir.

.......Après avoir prévenu sa compagne de route de son projet, elle avait prit le chemin des anciennes terres de Noctis. Elle n'avait pas vécu longtemps sur ces terres-ci, mais elle les connaissait tout de même. Avant que Ferliya ne reprenne la tête de la Grand Harde, les deux hardes, celle de Noctis et celle de Ciel Étoilé, s'étaient unies pour n'en former qu'une. C'était peu avant qu'elle n'ait un an et qu'elle ne s'en aille, alors elle avait assez peu arpentée ces terres-ci, mais ses souvenirs lui suffiraient bien à observer tout changement. Elle avait donc voyagé pendant toute une journée, sans rien remarquer d'étrange. Elle avait atteint le Lac de Crystal et là encore, rien d'étrange. Peut-être que la tyrannie de la frisonne avait simplement eu raison de son règne, finalement. Bien qu'elle ne soit pas mesquine, elle ne put s'empêcher de se dire que c'était bien fait pour elle. Ferliya avait fait honte à l'héritage laissé par Noctis et Ciel Étoilé en usant de la peur pour diriger la harde, et ça, ça restait en travers de la gorge de la Jument de Feu. Une harde, ça n'était pas censé ressembler à cela. Et désormais, il n'y avait plus de harde dans le Cimarron, en grande partie à cause de la Dame Noire. Si elle avait guidé les siens correctement, peut-être seraient-ils restés soudés. Au lieu de cela, elle les avait divisés.

.......Zaltana soupira, secoua sa crinière fournie pour chasser ses pensées et s'approcha du Lac. Elle avait passé la nuit dans les Collines, et le soleil était désormais presque à son zénith. Elle s'approcha de l'eau, si transparente et si limpide, et, après un dernier coup d'oeil aux alentours, elle baissa la tête et se mit à boire. Après de longues minutes, elle s'éloigna un peu de la berge et se mit à brouter, toujours attentive à son environnement. Puisqu'il n'y avait rien dans les parages, il lui faudrait revenir auprès de Féline, mais avant cela, un bon repas s'imposait.

.......Soudain, le bruit d'un sabot grattant la terre fit dresser les oreilles à Zaltana. Elle releva la tête, découvrant à quelques dizaines de mètres une jument à la robe claire, presque blanche. Elle semblait mal à l'aise : ses oreilles hésitaient entre plusieurs positions, et son regard était fuyant. La Rouquine émit un petit hennissement doux, pour signifier que ses intentions étaient pacifistes.

▬ Bonj... Aheum ! Bonjour !

.......Elle semblait bien timide, en tout cas. Et même si l'Aubère eut la présence d'esprit de garder une certaine distance entre elles, pour ne pas l'inquiéter, elle ne put s'empêcher de s'approcher de quelques pas, les oreilles en avant. Elle était curieuse, il fallait bien l'avouer.

▬ Bonjour !

.......Elle s'apprêtait à ajouter quelque chose lorsqu'une pensée traversa son esprit. Que faisait-elle sur ces terres ? À bien y songer, il lui semblait que sa robe (plutôt atypique, il faut bien l'admettre) lui disait quelque chose. Avait-elle fait partie de l'une des hardes, autrefois ? S'étaient-elles déjà croisées ? Était-elle venue ici en quête de réponse, elle aussi ? Féline aurait probablement eu le tact de ne pas poser de questions... Mais pas elle.

▬ Désolée si je parais indiscrète mais... tu es du coin ? J'essaie de comprendre ce qui est arrivé à la Grande Harde, peut-être que tu pourras me renseigner ?

.......De toute façon, elle ne perdait rien à poser la question. Elle n'osa pas évoquer les anciennes hardes, la plupart des chevaux les ayant déjà oubliées depuis longtemps (et les récents évènements concernant celle de Ferliya lui offrant un alibi relatif), mais elle ne pouvait s'empêcher de se dire qu'elle avait déjà vu ce genre de robe quelque part... En tout cas, même si elle avait l'air un peu pensive (et sans doute curieuse), la Rouquine n'avait pas du tout l'air hostile.

.......L'inconnue dressa les oreilles, apparemment intéressée par la question. Elle sembla réfléchir un instant, puis fronça légèrement les sourcils avant de cligner des yeux, comme pour chasser une pensée. Zaltana mit ça sur le fait qu'elles ne se connaissaient pas : sans doute devait-elle se demander si elle pouvait lui confier ce qu'elle savait (ou ne savait pas, d'ailleurs). Son ton était un peu hésitant quand elle prit la parole :

▬ Hum... à vrai dire, je suis justement venue ici pour le découvrir. Euh... Je ne sais pas ce qui lui est arrivée, désolée...

.......Dommage. La Rouquine secoua légèrement la tête, ça n'était pas bien grave. La grise, elle, avait orienté ses oreilles vers l'arrière. Elle n'était vraiment pas tranquille hein ? Est-ce que Zaltana était si impressionnante que cela ?

▬ Tu connaissais la grande harde ?

.......Les oreilles de Zaltana ne purent s'empêcher de tourner légèrement sur les côtés, plus par regret face aux souvenirs qui remontaient que parce qu'elle n'avait pas apprécié la question. Elle secoua la tête :

▬ Non, pas vraiment. Enfin, pas celle de Ferliya. Elle balaya les alentours du regard, puis expliqua d'un air tranquille : Je suis née dans la Harde de Ciel Étoilé, peu avant que les deux hardes d'autrefois n'en forment plus qu'une seule, mais je les ai quitté quand j'ai eu une année pour découvrir un peu mieux le monde qui nous entoure. Je n'ai jamais connu Ferliya que de réputation, et à ma connaissance je n'avais de toute façon plus de proches dans sa harde. Mais quand j'ai appris que la harde s'était dissoute, je me suis demandé pourquoi ; sait-on jamais que ce soit à cause d'un problème qui pourrait nous concerner tous.

.......Elle avait parlé en observant calmement les environs et, quand elle eut terminé, ses yeux de ciel se posèrent à nouveau sur la jument. Elle n'arrivait décidément pas à s'ôter de la tête qu'elle l'avait déjà vue quelque part... Mais où ? Peut-être qu'elle l'avait simplement aperçue de loin, au détour d'une exploration ou une autre ? Pas impossible.

▬ Mais je n'ai rien trouvé de particulier qui expliquerait leur dissolution. Après, Ferliya était une jument plutôt sévère qui, selon ce que j'ai entendu, ne semblait pas beaucoup prendre en compte l'avis des autres. Peut-être que les membres de la harde en ont eu progressivement marre de la suivre aveuglément, qui sait.

.......Zaltana avait toujours été prompte à parler beaucoup, mais elle se retint d'en ajouter davantage. Elle ne voulait pas noyer l'autre équidé sous des tonnes de propos, il y avait sans doute déjà bien assez à penser avec ça.

▬ Hum... ça tient la route. L'inconnue était pensive, sans doute réfléchissait-elle à la question, elle aussi. Mais cela n'explique pas où est passé le reste des chevaux qui formaient la harde.

.......Non, effectivement. Mais s'ils étaient partis les uns après les autres en abandonnant le reste du troupeau, ils s'étaient sans doute éloigné des terres de la harde. Et puis peut-être étaient-ils comme Zaltana : partir pour mieux recommencer ailleurs, pour mieux oublier, aussi. Le Cimarron ne manquait pas de terres hospitalières, même si celles du Lac étaient sans doute les plus accueillantes.

▬ J'ai entendu dire que Ferliya a rendu l'âme, il y a quelques temps. Mais il me semble que c'était avant la dissolution de la grande harde.

.......Oh ? Zaltana pencha la tête sur le côté un peu surprise. Elle n'avait rien entendu de tel, non. Ferliya avait eu un poulain, avait failli y rester selon les rumeurs, mais personne n'avait évoqué un décès. Elle n'avait, semble-t-il, pas vraiment cherché à revenir auprès des siens après cela ; avaient-ils cru qu'elle y était restée ? Peut-être que, s'ils avaient pensé cela, cela pouvait expliquer leur dispersion... Mais s'ils avaient ensuite compris qu'elle était toujours en vie, pourquoi ne pas être revenus, alors ? Peut-être était-ce finalement un mélange des deux : un leader qui abandonne son troupeau, un troupeau qui se disperse et qui, en même temps, se rend compte que leur leader n'est plus si essentiel qu'il a pu l'être autrefois... Qui sait ?

.......Tout en réfléchissant à cela, la Rouquine vit les yeux de la jument beige s'écarquiller ; visiblement, elle venait de réaliser quelque chose. Zaltana dressa les oreilles, attentive, mais s'abstint de la presser de faire part de ses pensées ; elle aurait pu se braquer. Elle sembla d'ailleurs y réfléchir quelques instants avant de tenter une approche.

▬ Je faisais partie du grand troupeau. J'ai vu Ferliya prendre les rênes après le départ de mon ancien chef, Ciel Etoilé. J'ai aussi assisté aux conséquences de son règne, mais ne suis pas restée très longtemps pour en voir d'avantage.

.......Oh ! Alors elle avait fait partie du troupeau de Ciel Étoilé ?! C'était sans doute pour cela que sa robe lui disait quelque chose depuis qu'elle l'avait aperçue ! Zaltana ne put contenir un petit élan de joie ; ses antérieurs piétinèrent un peu le sol et un large sourire se dessina sur ses lèvres :

▬ Oh ! Mais alors on s'est sûrement déjà croisées, autrefois ! J'ai quitté la Harde environ 5 mois avant la disparition de Ciel Étoilé. J'avais tout juste un an quand je suis partie, donc je ne t'en voudrais pas si tu ne te souviens pas de moi, évidemment. Je m'appelle Zaltana.

.......Enfin bon... Zaltana avait tant fait de bêtises et s'était montré tellement effrontée avec les adultes que la plupart des membres de la harde d'autrefois devaient au moins se souvenir de son nom. C'était une pouliche qui ne tenait pas en place et qui saisissait la moindre occasion pour partir à l'aventure et faire les quatre-cent coups ; ce genre de poulain fatigant, ça marque les esprits ! D'autant plus que la petite friponne ne se contentait pas de partir seule... elle entraînait bien souvent les autres poulains dans son sillage. Une leadeuse née, vous dites ? Pratiquement !

.......Reprenant un peu contenance, elle secoua sa crinière avant de répondre, plus sérieuse :

▬ Pour en revenir aux choses sérieuses, je n'ai rien entendu de tel à propos de Ferliya. Elle a eu une mise-bas difficile mais de ce que j'en sais, elle se portait bien, après cela. Mais peut-être que, ne la voyant pas revenir, les membres de la harde se sont dit qu'elle était décédée et se sont peu à peu dispersés. Et ils ont peut-être quitté les Terres du Lac pour d'autres, pour changer d'air et prendre un nouveau départ ; c'est sans doute ce que j'aurais fait, moi.

.......Et c'est bel et bien ce qu'elle avait fait à de nombreuses reprises, finalement. Elle ne pouvait que comprendre leur prise de distance.

▬ Peut-être, fit-elle, pensive. Ça reste des suppositions, après tout... Mais c'est quand-même étrange de n'avoir rencontré aucun ancien membre, non ? Où c'est juste mon cas ?

.......Zaltana haussa les épaules un peu évasivement ; étrange, pas tant que cela. Le Cimarron était vaste et avec les humains qui arpentaient leurs territoires en s'installant n'importe où, les chevaux sauvages savaient se faire discrets, ou demeuraient aux mêmes endroits pendant de longues périodes. De plus cela ne faisait pas longtemps qu'elle était revenue ; difficile de se faire un avis dans ces conditions. Elle s'apprêtait à lui en faire part quand la jument reprit :

▬ Pourquoi étais-tu partie ? Elle sembla réaliser son indiscrétion et s'empressa de se corriger : Excuse-moi, c'est personnel comme question.

.......Elle avait légèrement baissé la tête, les oreilles en arrière, et se balançait d'un membre sur l'autre. Wow, un peu excessif comme réaction, non ? Elle avait vraiment l'air mal, tout à coup. Zaltana secoua la tête pour la rassurer :

▬ Ne t'inquiète pas, je suis moi-même souvent bien trop curieuse. Et puis je suis toujours libre de ne pas répondre si la question me dérange, tu sais. Mais en l'occurrence... Elle marqua une petite pause, semblant chercher ses mots, puis se lança : J'avais envie de découvrir le reste des terres du Cimarron, la vie de solitaire, comment c'était, ailleurs. J'avais de la peine à me décider sur ce que je voulais être ; jument de protection ou de surveillance ; et j'avais horreur de devoir me limiter. J'avais envie de tout voir, tout savoir, tout découvrir, et j'avais l'impression que choisir tel ou tel rang me limiterait. La vie de solitaire me semblait bien plus palpitante à vivre, à vrai dire ; surtout que j'avais rencontré un autre cheval un peu plus âgé que moi qui voulait bien que je l'accompagne dans ses aventures. J'avais un peu de peine à endosser des responsabilités au sein de la harde, je me sentais bien trop jeune pour ça... Je ne sais pas si ce que je dis fait sens ? Elle lui adressa un petit sourire timide (ses explications étaient quand même sacrément brouillon !), puis compléta : En tout cas, j'en suis largement revenue, à présent. La vie de solitaire, c'est amusant jusqu'à ce qu'on se retrouve complètement isolé. Il n'y aucun plaisir à vivre des aventures toute seule, et puis c'est quand même sacrément épuisant de rester constamment en alerte. Je me suis trouvé une compagne de voyage, depuis.

.......Elle avait eu l'air un peu rêveuse en évoquant ses envies d'aventure et de frissons, mais elle avait retrouvé un air plus grave ensuite. Oui, quand Black Jack avait été capturé par les humains, se retrouver seule n'avait pas été une partie de plaisir.

▬ D'ailleurs, je n'ai pas croisé d'anciens membres de la harde de Ferliya, moi non plus, mais je viens à peine de revenir dans le Cimarron après un séjour dans les montagnes, au Sud. Ça ne m'étonne pas tant que cela, il paraît qu'ils étaient de moins en moins nombreux et peut-être que la présence des humains les auront fait se cacher quelque part ? Sans harde, on est beaucoup plus vulnérable.

.......Elle l'avait dit avec certitude, comme un fait avéré, une connaissance inébranlable. Elle avait connu la vie de solitaire et, si c'était à refaire, elle ne le referait sans doute pas ; un ou deux compagnons de voyages, c'était le minimum vital. Ils n'étaient jamais trop de deux paires d'yeux, deux paires d'oreilles, et deux paires de naseaux pour surveiller les alentours. Ni, d'ailleurs, pour égayer les journées trop monotones. Elle fronça les sourcils, soudain un peu soucieuse, et elle demanda doucement en espérant ne pas la froisser :

▬ Mais et toi, alors ? Tu as pu trouver quelques compagnons de voyage pour surveiller tes arrières, depuis que tu as quitté la harde ?

.......L'inconnue semblait un peu... maussade ? Quelque chose s'en approchant, en tout cas. Elle eut bien un petit sourire à un moment, c'est vrai, mais il semblait plus avoir été fait pour donner le change que pour être sincère. À quoi songeait-elle ? Il y eut un silence avant qu'elle ne réponde :

▬ J'ai toujours été seule, depuis que j'ai quitté le troupeau.

.......Oh... Était-ce cela qui lui donnait un air mélancolique ? Pas sûr que ce soit le mot approprié, mais vous voyez l'idée. Zaltana hocha doucement la tête, ne sachant trop quoi répondre. Elle avait passé les dernières minutes à parler de sa vie et des chevaux qui l'avaient accompagnée (sans cacher la joie qu'elle ressentait encore en les mentionnant) ; en bref, elle avait l'impression d'avoir mis les sabots dans le plat.

▬ Je suis partie car je ne supportais plus la vie que j'y menais.

.......La curiosité l'emporta : la Rouquine pencha légèrement la tête sur le côté, interrogatrice. Se vexerait-elle, si elle lui proposait de développer ? Féline lui avait parfois reproché d'être trop directe dans ce genre de situation, et la beige semblait facilement impressionnée. Zaltana tenta tout de même une approche, le plus en douceur possible :

▬ Est-ce que tu recherches la solitude, ou l'occasion ne s'est jamais présentée ? Je veux dire... J'imagine que certains chevaux préfèrent être seuls, mais je ne voudrais présumer de rien à ton sujet. Qu'est-ce qui ne te convenait pas dans le troupeau ?

.......Elle pinça un peu les lèvres ; ses mots avaient été maladroits, comme toujours. Elle préféra ajouter :

▬ Enfin, si tu ne veux pas en discuter, c'est très bien aussi hein. Comme je l'ai dit toute à l'heure, les questions ne sont que des questions, chacun est libre d'y répondre ou non.

.......Difficile pour la Rouquine de savoir quand arrêter de parler ? Oui, plutôt. Si bien qu'elle ajouta après un mini-réflexion, un sourire sincère aux lèvres :

▬ Je suis sûre que tu pourrais te trouver quelques compagnons de voyage, si jamais tu le désirais ; tu as l'air plutôt sympa.

.......Apparemment la dernière remarque de la Rouquine avait fait son effet : l'inconnue semblait avoir un peu de peine à ravaler ses émotions. Était-ce si inhabituel que cela, qu'on lui dise qu'elle était sympa ou n'aurait sans doute pas de difficulté à se faire des amis ? Zaltana eu la présence d'esprit de ne pas partager ses interrogations à haute voix. De toute façon, la beige baissait légèrement la tête, songeuse, avant de répondre en relevant la tête :

▬ Je suis partie du troupeau car, avec ou sans, c'était pareil. Je ne sais pas comment l'expliquer à vrai dire, et je ne sais pas si tu as vécu ça; dans le sens où, même entouré d'autres chevaux, on se sent toujours seuls.

.......Oh... L'Aubère acquiesça lentement de la tête ; oui, elle l'avait déjà ressenti. Elle avait eu du mal à s'intégrer dans le troupeau car elle était trop mature pour les poulains de son âge, mais trop jeune pour les plus âgés. Et même si ça n'était pas la pire période de sa vie, c'était déjà assez embêtant en soit. Elle avait toujours su s'entourer, mais elle ne s'était réellement fait un ami qu'auprès de Black Jack, peu avant de quitter la harde... Et puis elle s'était à nouveau sentie très seule quand elle avait voulu partager un bout de chemin avec Nio puis avec Nio et sa bande, parce que les agissements de l'étalon doré ne correspondaient pas à l'idéal de harde qu'elle se faisait. Et même si elle avait été très proche de Chollima, avoir Nio sur le dos rendait les relations peu approfondies.

▬ Je suis partie dans l'espoir de trouver meilleur, mais le destin en a décidé autrement, on dirait ! Ricana la beige.

.......Mais ces mots la laissèrent visiblement un peu songeuse, car elle balaya le paysage des yeux en marquant une pause. Zaltana la laissa faire ; même si elle manquait souvent de tact, elle respectait profondément les états d'âmes de ses pairs (quand elle en avait conscience), et si l'inconnue avait besoin d'un instant de silence, elle n'allait pas l'interrompre. Après un moment, celle-ci demanda en ramenant son regard sur la Rouquine, un petit sourire aux lèvres :

▬ Tu as dit que tu étais revenue de la vie de solitaire. Ça voudrait dire que tu as trouvé des compagnons avec qui rester?

.......Zaltana sourit à son tour à la seule pensée de la mustang dont il était question. Elle ne tarda pas à répondre :

▬ Une seule, à vrai dire. On ne perd pas espoir de trouver d'autres compagnons de route avec les mêmes valeurs que nous, mais il semblerait que les chevaux sauvages de la région ont quelque peu perdu foi en ce que devrait représenter une vraie harde... J'imagine que Ferliya et son régime tyrannique n'y est pas pour rien... Elle marqua une petite pause en soufflant, puis expliqua : J'ai déjà ressenti ce que tu décris ; se sentir seul même en étant accompagné. Ça m'arrive quand je ne partage pas les mêmes objectifs ou les mêmes valeurs que ceux avec qui je me trouve ; ça m'empêche de créer des liens profonds. C'est justement ce que l'on cherche à éviter, ma compagne de voyage et moi ; on cherche à créer une harde soudée. Évidemment, certains chevaux s'entendront mieux que d'autres, comme partout, mais chacun y aurait sa place et serait entendu. Un peu comme une grande famille.

.......Elle sourit à cette idée. Quand Zaltana était venue au monde, la Harde de Ciel Étoilé commençait déjà à battre un peu de l'aile, mais on ressentait encore les derniers relents de la grande famille soudée qu'elle avait été autrefois, et ça l'avait toujours laissée rêveuse.

.......L'inconnue sembla un peu pensive, l'espace de quelques instants, puis elle demanda :

▬ Comment vous faites pour déterminer si quelqu'un peut faire parti de votre troupe?

.......Pourtant, la Rouquine avait l'impression que ce n'était pas tout à fait là que se trouvaient ses réflexions... Peut-être que Féline aurait su trouver les mots corrects, mais pas elle. La Rousse avait tout sauf la prétention de chercher au-delà des mots. Est-ce que la beige envisageait de les rejoindre ? Est-ce qu'elle tentait de comprendre ce qui l'attirait tant dans ce style de vie ? Qui sait. L'inconnue commença à se balancer d'un antérieur sur l'autre, visiblement songeuse. Peut-être qu'elle hésitait à poser une autre question, ou à parler de ce à quoi elle réfléchissait si fort... En tout cas, Zaltana resta silencieuse, profitant de grappiller quelques brins d'herbe pour ne pas la mettre mal à l'aise ; si la beige hésitait à se confier, elle n'allait pas la presser de le faire. Même si elle était curieuse (très curieuse), on lui avait souvent reproché d'être un peu trop pressante. Elle ne redressa la tête que lorsque l'autre jument s'ébroua :

▬ Ton amie; elle faisait aussi partie de la harde de Ferliya ?

.......Zaltana attendit d'abord une seconde, pour vérifier que la beige n'allait pas continuer à parler, puis elle secoua la tête :

▬ Non, elle vient d'Alaska. Elle s'est perdue lors d'un gros orage lorsqu'elle était encore pouliche et elle n'a jamais pu retrouver le chemin de chez elle, alors elle a atterrit ici, en très résumé. Elle marqua une pause, songeuse, puis ajouta : Je suis sûre que vous vous entendriez bien, d'ailleurs, si jamais tu avais envie de la rencontrer.

.......Elle sourit à l'inconnue puis, sans trop s'attarder sur ce sujet ; lui non plus, ça n'était pas vraiment celui auquel elle songeait tout ce temps, non ? Elle continua :

▬ Pour ce qui est du choix de nos compagnons... J'imagine que c'est une grande part d'instinct ou de feeling. Parfois, on rencontre des chevaux avec qui on s'entend bien, avec qui on peut être nous-mêmes et avec qui on ose parler d'à peu près tout sans trop d'appréhension. Souvent, on découvre peu à peu qu'on a plus ou moins les mêmes valeurs et les mêmes envies : veiller les uns sur les autres et vivre libres, par nos propres moyens. Elle se tut un instant, songeuse puis reprit : Il n'est pas vraiment question d'autorité de l'un ou de l'autre, mais d'une entraide mutuelle et volontaire. J'ai à coeur d'écouter ce que les autres ont à dire, même si je peux me montrer têtue, je dois bien le reconnaître. Féline, mon amie, n'a pas ce problème d'ailleurs, je crois même que, au contraire, elle doit se faire davantage violence pour s'exprimer que pour écouter, ricana tout doucement Zaltana, un peu moqueuse mais taquine. Je ne sais pas si cela te parle ? En tout cas, on n'a pas vraiment de grandes prétentions, si ce n'est de vivre plus ou moins sereinement ; plusieurs paires d'yeux, d'oreilles et de naseaux valent mieux que deux, mais ce n'est pas une raison pour traîner avec n'importe qui... Certains chevaux du coin n'ont pas toujours été très agréables à côtoyer et j'aimerais mieux éviter de retomber sur ce genre d'énergumènes. Disons qu'on privilégie la qualité à la quantité ?

.......Elle n'osa pas ajouter que, si elle le désirait, il serait peut-être possible pour elle de rencontrer Féline et, qui sait, peut-être même de se joindre à elles. Elle la sentait toujours très réticente face à elle, et elle avait peur de la brusquer. Et puis, ça n'était toujours pas très clair si l'idée de rejoindre d'autres chevaux l'intéressait ou pas ; elle s'était montrée tantôt curieuse, tantôt réticente. Aussi préféra-t-elle se taire et se contenta-t-elle d'un petit sourire amical, attendant de voir la tournure que prendrait leur conversation.

.......La jument l'écouta attentivement, la tête penchée sur le côté, puis devint songeuse.

▬ C'est mieux ainsi, commença-t-elle. Mieux vaut rester avec des personnes avec qui on s'entend que de rassembler le plus de monde juste pour la prétention d'avoir un troupeau. Zaltana hocha la tête ; elle était du même avis. L'autre sourit en continuant : Je te remercie en tout cas pour l'invitation, mais pour le moment, je ne pense pas vous rejoindre, même si rencontrer ton amie me tenterait bien. En tout cas, pas pour le moment.

.......Oh ? Avait-elle encore une fois songé à voix haute ? Ou bien la jument avait-elle lu entre les lignes ? Quoi qu'il en soit, la Rouquine sourit légèrement ; apparemment elle y songeait, même si elle ne se sentait visiblement pas encore prête à sauter le pas. Elle avait vu juste, donc. Et puis, tout n'était pas perdu : "pour le moment". Son avis pouvait donc évoluer. C'est pas tant que Zaltana souhaitait à tout prix lui faire rejoindre leur duo, mais quelque chose la rendait soucieuse pour la beige, sans pouvoir mettre le sabot dessus. Elle l'appréciait bien, en tout cas, mais elle semblait... vulnérable ? Pas sûr du tout que ce soit le mot, mais en tout cas, la Rousse avait envie de lui venir en aide, si elle le pouvait. Une chose était sûre : elles avaient des points communs... et encore pas mal de choses à se dire, j'imagine. En tout cas, elle avait vraiment envie de la revoir.

▬ Hum... dis-moi, est-ce que tu peux me redire ton prénom ? Demanda la beige avec une petite voix et un sourire un peu gêné.

.......Oh, c'est vrai qu'en y repensant, l'inconnue ne s'était pas encore présentée, elle. Elle avait dû noyer cette information sous d'autres plus intéressantes, comme d'habitude, et la beige n'avait pas remarqué. Il allait vraiment falloir que la Rousse apprenne à laisser souffler ses interlocuteurs... !

▬ Zaltana, répéta-t-elle avec un petit sourire amical. Après une pause, elle ajouta : Quoi qu'il en soit, si jamais tu as besoin de quoi que ce soit, n'hésites pas à demander. Même si tu as seulement besoin d'un peu de compagnie. Elle lui sourit puis compléta : On traîne entre la Forêt Verdoyante et la Forêt Sombre, en ce moment.

.......Elle lui offrit un dernier sourire puis se remit à brouter pour lui laisser un peu d'espace ; elle ne voulait pas se montrer trop envahissante.