Oh, Némésis. Oui, je sais, ta vie n'a pas été palpitante, mais on te demande de la raconter. Rien qui ne change du dur destin des chevaux capturés par les contrebandiers. Tous, là-bas, écoutez, écoutez l'histoire de Némésis.
    Une jeune pouliche, adorée par ses parents, les adorant elle aussi, une histoire qui commence bien. Vous viviez, heureux, dans les vastes plaines du Cimarron, toi, à écouter les histoires que ton père te racontait sur Spirit, les yeux plus écarquillés que possible. Ta mère, qui vous emmenait vers la rivière, là où ce n'était pas dangereux, pour que toi, frêle enfant, tu puisses boire sans risque. Tu devenais plus forte, plus grande,au fur et à mesure du temps. Tu entrais dans le sixième mois de ta vie. Les feuilles commençaient à tomber, et toi, bien sûr, tu t'étonnais, te questionnais. Pourquoi les arbres n'avaient-ils pas de fourrure, comme les renards, comme les lapins, comme vous ? Tes géniteurs te rassuraient, te disaient que c'était normal, mais tu craignais pour la nature. Spirit, d'en haut, pourquoi ne sauvait il pas la nature ?
     Puis, une nuit, dans le froid de l'hiver, alors que tu observais la neige tomber, impuissante, désolée pour la vie, tu les entendis. D'un discret hennissement, tu prévins tes parents, qui étaient déjà réveillés, alarmés par le bruit des sabots, le chuchotement des hommes. Comme un seul cheval, tu fus entourée par ta seule famille, et vous partiez, vite, trébuchant dans la poudreuse, poursuivis par les contrebandiers, mais aussi par la peur.
    Seulement, ils étaient malins. Un autre groupe vous attendait, avec des cordes dans la main, ce morceau de tissu dont tu sais désormais qu'il porte le nom de lasso. Très vite, vous aviez été attrapé. Tu ne gardes pas très bien ce souvenir, c'était il y a si longtemps, mais les hennissement de tes parents, tu t'en souviens. Les rires des bipèdes aussi, et le sourire mauvais de vos congénères.
    C'était la fin de la meilleure période de ta vie. Tu n'en voulais pas vraiment aux chevaux, ils n'avaient fait que leur boulot, mais tu t'interrogeais. Comment était-ce possible que cela procure du plaisir à quiconque de briser un équilibre, une harmonie ? Seule, attachée à un licol fait à la va-vite, qui te brûlait la peau, tu tentais de voir tes parents, plus loin, plus perturbés que toi par ce changement d'existence. Une semaine passa, et de pouliche heureuse, tu devins orpheline. Ils étaient morts. Les humains les avaient tués.
    Ils t'avaient dressé, et ne voulant pas subir le même sort qu'eux, tu te soumis rapidement, gardant toute la haine dans un coin de ta tête. Tu t'es renfermée sur toi-même, désespérée, peureuse, incapable de réfléchir. Puis l'été réapparut, et c'était comme si Spirit ne t'avait jamais abandonnée. Tu te mettais à réfléchir comme lui, sans cette âme furieuse qui le caractérisait tant. Tu n'avais pas de troupeau qui t'attendait, toi. A ce qu'il paraissait, tes ancêtres l'avaient rencontré. La famille de ton père. Et cela t'apporta le courage qui te manquait.
    Tu redevins une yearling pas heureuse, non, mais plus joyeuse. Bien sûr, tu ne faisais pas confiance aux autres, ils étaient capables des pires fourberies, mais ce sourire qui t'avait longtemps caractérisé revint. Ce n'était plus comme avant, ca ne le serait jamais, mais c'était mieux que de se morfondre. Le débourrage se passa sans trop de complications, mais ils mirent du temps à calmer ton tempérament de jument sauvage. Trop de sang, ça va pas ! qu'ils répétaient sans cesse, tirant sur les rênes comme des incompétents. Et là, vous la voyez, Némésis, elle se tient, contre cette barrière qui menace de tomber à cause de l'humidité, droite, fière, et battante, comme elle l'a presque toujours été.
   

  Oh, Némésis. Tu es bien belle. Une jeune jument pleine de vie, abîmée par les coups des contrebandiers, certes, mais dotée d'un charme naturel. Ta robe baie d'un marron brillant est illuminée quand le soleil t'éclaire. Ton poil est plutôt ras, et laisse apparaître des traces de sang séché qui ne s'effacent que quand vient la pluie. C'est sûrement pour cela que tu danses tout le temps lors des averses. C'est si magique de se sentir propre ! Tes membres sont d'un noir aussi intense que la nuit sombre et dangereuse. L'ébène se dégrade lentement à partir de ta cuisse, pour finir à tes sabots. Simplement une de tes jambes, l'avant gauche pour les curieux, compte une balzane blanche, grimpant jusqu'à ton genou.
     Ta crinière, elle aussi est noire, et est bien longue. Tu la vénères, et n'accepterait pour rien au monde qu'on te la coupe. C'est si agréable de sentir son poids sur ton encolure, et de pouvoir faire la belle, en donnant un puissant coup de cou et de la retrouver toute ébouriffée. Elle est emmêlée, sûrement qu'un peigne ne pourrait pas défaire tes nœuds, mais tu t'en contrefiches. C'est, comme tu dis, ce qui t'amène un style. Quand à ta queue, elle est aussi fournie, et t'arrives jusqu'aux genoux.
     Passons à ta tête. Tes yeux verts sont plus prenants encore que l'herbe grasse l'été. Vous savez, les grandes plaines dans lesquelles galopait Spirit, libre comme le vent. Cette couleur, vous la mettez dans des iris sensibles, et le résultat est parfait. Surtout avec tes yeux tout le temps écarquillés, et tes longs cils qui te donnent une impression d'étonnement constamment. Tes naseaux veloutés sont noirauds, eux aussi, ainsi que tes oreilles. Une liste en forme d'étoile, sans doute pour rappeler au reste du monde que tu es une star, trône au milieu de ton adorable bouille, entre tes deux yeux.
     Finissons par ta morphologie. Ta race est inconnue, mais je dirais que tu as du sang d'arabe, vue la forme de ta tête. De même, tu es agile, et tes membres ainsi que tout ton corps sont d'une finesse presque flippante. On a peur que le vent t'emporte, alors que tu es grande, ou plutôt muscler. Mais les étalons n'ont rien à te jalouser, cela embellit simplement ta silhouette en traçant tous tes contours.